Janis, une mélodie sans fin

« L’on ne peint jamais ce que l’on voit, ou croit voir, l’on peint, à mille vibrations, le coup reçu. » Ce sont ces quelques mots du peintre Nicolas de Staël que j’avais choisis de mettre en exergue lors de la première édition de ce livre en 1998. Ce « coup reçu », fut pour moi la voix de Janis. Une main dont je ne me souviens pas même laquelle, avait posé la galette de vinyle noir sur mon électrophone Teppaz bleu. C’était le premier disque de Joplin : Cheap Thrills. C’est ainsi que Janis qui m’était alors totalement inconnue, défonça les portes de mon existence sans que je ne puisse jamais plus les refermer sur elle, tant ces Cheap Thrills (frissons bon marché), me provoquèrent, à l’instant, des frissons fulgurants et précieux.Sa voix, ses murmures, ses cris inouïs, ses caresses et ses griffures, les métamorphoses infinies de ses chromatismes, la virtuosité des ornements de son chant, son rire inimitable, m’ouvrir les « Portes de la perception », libérant au grand jour ce qui se nichait au plus profond de mon être adolescent. Vibrer sans fin. Vivre à l’extrême limite de mes possibilités. Exister jusqu’au vertige. Sinon rien. Dans l’instant, happée, séduite, terrifiée par cette voix et ce qu’elle me racontait d’elle et de moi-même, j’éprouvais le sens littéral de cette phrase de Jack Kerouac :« Ce que tu ressens, trouvera sa forme. ».De ce jour-là, Janis ne m’a plus quittée.
Si cette histoire peut être intéressante, c’est parce qu’elle n’est pas seulement mienne. Elle est celle d’une génération et de ses rêves nés du désir de changer le monde à la suite des monstrueux désastres de la Seconde Guerre Mondiale. Cette « révolution » Janis la porta en ce sens qu’elle était femme, bisexuelle, chanteuse rock née du blues, réfractaire revendiquée. Comme Jimi Hendrix, elle fut une figure politique essentielle, accompagnant, devançant même parfois les mouvements de l’époque, non par les discours que l’un et l’autre auraient pu proférés, mais du fait de la force de ce qu’ils incarnaient. Une femme brisant tous les codes convenus de la féminité, un homme défiant toutes les assignations dues à la couleur de sa peau, tout comme les codes de la virilité, tout cela permis par la puissance transgressive de leur présence et de leur génie musical respectif.
Si, aujourd’hui de jeunes adolescents écoutent Janis Joplin et Jimi Hendrix avec une même passion, c’est que contrairement à d’autres artistes de l’époque, ni l’un ni l’autre ne sont démodés, tant ils furent à la fois symboles dans leur temps et totalement hors du temps.
Pour moi, de son Texas natal à la Californie, en passant par New York, refaire la route de Janis, prendre les chemins qu’elle avait pris, retrouver tous les lieux qu’elle avait habités, passer des jours et des heures intenses à traîner avec ceux avec qui elle avait traîné, avec qui elle avait chanté, avec ceux qu’elle avait aimés d’amour ou d’amitié, c’était tenter de comprendre, tenter de posséder ce qui me possédait.
Mais, le but de ce long voyage n’était pas seulement d’aller à la rencontre de mes émotions intimes, c’était aussi le désir de reconstruire, analyser, raconter l’Histoire de cette génération qui avait porté au paroxysme la volonté, toute aussi violente que joyeuse, d’inventer une société nouvelle et sa Contre-culture. Être réalistes, demander l’impossible, pour nous-mêmes et pour toutes les générations qui suivraient…
D’aucuns pourraient considérer que la mort de Janis Joplin en octobre 1970, quinze jours après celle de Jimi Hendrix, quelques mois avant celle de Jim Morrison, sonna le glas d’une courte « Parenthèse enchantée » qui, de 1962 à 1970, avait porté au paroxysme les espoirs, les réalités, les excès parfois mortifères de toute une jeunesse du monde occidental.
De fait, en cette année 2025, toutes les valeurs qui furent alors revendiquées, tous les acquis qui furent arrachés, semblent voler en éclats dans le monde d’aujourd’hui. D’un continent l’autre, beaucoup de puissants ou d’anonymes, avec une opiniâtreté revancharde, s’appliquent à détruire ce qu’avait construit cette Histoire des Sixties : aux premiers rangs desquels les luttes pour les droits civiques, celles des droits des femmes et des LGBT. Ils nous rappellent ainsi l’avertissement de Simone de Beauvoir fait aux femmes : « Rien n’est jamais définitivement acquis. Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Votre vie durant, vous devrez rester vigilantes ». Cela est vrai de tous les Droits. L’Amérique d’aujourd’hui, terre natale de Janis, celle qui fut aussi le territoire de nos amours et de nos aventures, nous en donne la sinistre preuve tous les jours…
Retourner à ce que fut hier cette époque, avec ses utopies, ses combats, ses libérations accomplies, ses fêtes incessantes, son insouciance, ses erreurs, est une incitation à comprendre et se battre pour notre aujourd’hui. C’est aussi, je le crois, une incitation à refuser tous enfermements, toutes les assignations identitaires, d’où qu’elles viennent.
Pour ce qui me concerne, au fil de ma vie qui s’écoule la voix de Janis garde sa puissance intacte… telle l’adolescente que je fus, la femme d’âge mur que je suis devenue, retourne inlassablement à Janis cet « accident grandiose », à sa voix miraculeuse, irremplacée, irremplaçable et dont l’énergie vitale reste intacte.
À son écoute, je mesure avec angoisse parfois, avec vertige souvent, avec bonheur quelques fois, ce qu’il reste de mes colères, ce que j’ai fait de mes révoltes, de mes idéaux, de la puissance de mes désirs…
J’écoute, je regarde Janis chanter et pensant à elle, à son destin, je lui murmure tendrement en silence, ces mots de Kerouac :
« J’ai toute ma vie cherchée à suivre de gens qui m’intéressent, ceux quoi ont la démence de vivre, la démence de courir, la démence d’être sauvés. Ceux qui brûlent pareils aux fabuleux feux jaunes des chandelles romaines explosant comme des poêles à frire à travers les étoiles… »
NOUVELLE ÉDITION MAI 2025. Articles de Presse et Site de l’éditeur Le Mot et le Reste :
https://www.lemotetlereste.com/musiques/surlaroutedejanisjoplinnouvelleedition/

Janis la magnifique, saisie en juin 1967 à l’instant même où s’ouvrent pour elle les portes d’une gloire internationale au Monterey Pop Festival !